Quand Mère Nature voit rouge et sort ses griffes
Il y a quelques semaines, je regardais à la télévision, en compagnie de deux amis, un documentaire animalier filmé sur l’île d’Ellesmere, dans l’archipel arctique canadien. Nous y découvrions un monde d’un blanc glacial, peuplé de faucons gerfaut (Falco rusticolus), de lièvres arctiques (Lepus arcticus), de renards polaires (Vulpes lagopus), de harfangs des neiges (Bubo scandiacus) et d’oies des neiges (Chen caerulescens). Même les gardiens de ce territoire, les loups arctiques (Canis lupus arctos), étaient blancs comme neige.
Un paysage gelé d’une blancheur virginale, à peine entachée par quelques rochers gris et un troupeau de bœufs musqués (Ovibos moschatus) au pelage brun hirsute. Seule exception – d’autant plus saisissante qu’elle était filmée en HD – à cette monochromie ambiante : l’instant où les faucons, loups ou harfangs attrapaient une proie, souillant d’un sang écarlate le blanc manteau neigeux. Lorsque le printemps laissait place au court été arctique, la palette de couleurs s’enrichissait : des fleurs, des lichens mais aussi de nombreux lemmings (Dicrostonyx sp.) troquant leur blanche fourrure hivernale contre un pelage noir et gris. C’est alors que commençait une véritable folie meurtrière : les faucons gerfaut déchiquetaient de jeunes lièvres pour le plus grand bonheur de leurs petits affamés, tandis que les harfangs des neiges se régalaient jusqu’à plus faim de lemmings, entassant autour de leur nid des cadavres qu’ils ne mangeraient même pas.
À cet instant, je fus distrait du documentaire par la réaction de mes deux amis, que nous appellerons Julien et Jeanne. Julien se délectait de la puissance et de la maîtrise des prédateurs, qui volaient et chassaient avec tant de précision, d’élégance et d’efficacité. Jeanne était, de son côté, horrifiée par la soif de sang des oisillons affamés, la froideur de leurs parents lorsqu’ils déchiquetaient d’autres créatures vivantes, et le gâchis que représentaient les tas sanglants de cadavres non consommés. Comment une telle cruauté insensible pouvait-elle s’inscrire dans la magnifique création divine ?
À l’état sauvage, la Nature est à la fois magnifique et terrifiante : amour et cruauté y sont intrinsèquement mêlés. Cette ambiguïté soulève une question théologique majeure : quel est le rôle de Dieu dans tout cela ? Si la création révèle les « qualités invisibles [de Dieu], c’est-à-dire sa puissance éternelle et sa nature divine » (Lettre aux Romains 1:20), devons-nous alors considérer que la soif de sang des prédateurs illustre le caractère de Dieu ?
Il existe deux courants de pensée à ce sujet chez les Chrétiens. Jeanne pourra avancer que tout « était très bon » dans la création et que, à l’origine, Dieu ne donna pour nourriture aux hommes et aux animaux que des végétaux (Genèse 1:29–31). Elle pourra conclure que la prédation et la mort sont des conséquences du pêché et du mal, et ne relèvent donc pas de la responsabilité divine. Julien pourra, quant à lui, répondre que la biodiversité et la beauté dépendent de la prédation et de l’évolution ; que Jésus mangeait de la viande ; et que le Psaume 104:21 indique que Dieu présentait des proies aux lions. Ce qui laisse à penser que Dieu est plus puissant, plus sauvage et peut-être plus effrayant qu’on ne le pensait !
Aucune de ces deux visions ne m’ayant jamais convaincu, je vous propose ici une troisième possibilité. Les images bibliques de la nouvelle création (Ésaïe 9, 65, Apocalypse 21) sont clairement celles d’un royaume paisible où les Hommes et les animaux vivent en harmonie, sans peur, mort ni destruction. La cruauté et la violence aveugle ne font en effet pas bon ménage avec un Dieu dont les « compassions s’étendent sur toutes ses œuvres. » (Psaume 145:9). Même si C. S. Lewis considère que, si une prophétie annonçait au lion qu’un jour il devrait manger du foin plutôt que du bœuf, il y verrait une description de l’enfer plutôt que du paradis [1], il s’agit là d’une vision réductrice : un lion est plus qu’un simple carnivore, tout comme l’Homme est bien plus qu’un singe bipède. Pour Ryan McLaughlin, tout comme Jésus a pu être ressuscité en être immortel ayant dépassé la souffrance sans pour autant perdre son identité d’être humain, un lion pourrait être ressuscité en végétarien sans perdre son identité de lion. [2]
On pourrait donc dire que, bien qu’il y ait une certaine beauté dans la cruauté sanguinaire de la Nature (sauf pour les lemmings), la souffrance, dont la science nous enseigne qu’elle est inévitable dans le monde actuel, ne fait pas partie du plan définitif de Dieu. Notre vision est d’un monde divin qui est un monde de paix, où les lois de la science sont réécrites, et où lions, agneaux et lemmings cohabitent sans crainte. Si notre vision est la bonne, notre rôle est aujourd’hui de protéger et de préserver les écosystèmes dans lesquels les animaux chassent et où la cruauté est omniprésente, mais également d’anticiper l’arrivée d’une nouvelle ère où la paix et la vertu règneront pour toutes les créatures. Cela signifie que les Chrétiens doivent donner l’exemple en empêchant toute cruauté inutile envers les animaux, qu’ils soient domestiques, de ferme ou sauvages. Que nous choisissions d’être végétariens ou non, nous nous devons de respecter et de chérir la vie de chaque créature. Pour conclure, je citerai deux illustres théologiens… et j’attendrai ensuite vos réactions avec impatience !
« Un bon chasseur se distingue d’un moins bon en ce que, même s’il tue des animaux, il entend les grognements et l’agonie de la créature et, par conséquent il est naturellement appelé à une timidité, une réserve et une précaution accrues. »
– Karl Barth [3]
« Si nous devions perdre espoir ne serait-ce que pour une seule créature, nous perdrions l’espoir en Dieu. »
– Jürgen Moltmann [4]
[1] C. S. Lewis, The Problem of Pain (New York: Oxford University Press, 2002), 147
[2] Ryan P. McLaughlin, Preservation and Protest: Theological Foundations for an Eco-Eschatological Ethics. (Minneapolis, PA: Fortress Press, 2014) p.377
[3] Karl Barth, Church Dogmatics, (Edinburgh: T & T Clark, 1962), 4:355
[4] Jürgen Moltmann, The Coming of God: Christian Eschatology, (Minneapolis, MN: Fortress Press, 1996), 132
Traduction: Morgane Matheossian / Morag Eddyshaw
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