10 septembre 2015 | Chris Naylor | 0 commentaires

Cartes postales du Moyen-Orient : 2. L’hospitalité des bédouins

1996–1998, vallée de la Bekaa, Liban

Un petit garçon sirote une tasse de thé dans un campement bédouin

Un petit garçon sirote une tasse de thé dans un campement bédouin

Il faisait sombre, mais chaud à l’intérieur de la tente dont le simple chauffage à bois renvoyait une lumière vacillante. Du café amer fumait dans un pot en laiton sophistiqué. Abu Nizar était le fier père de trois garçons et de quatre filles. La plupart de l’année ils vivaient à Homs, en Syrie, mais chaque printemps, et parfois en automne, ils ressortaient leur tente et entreprenaient l’expédition jusqu’à Bekaa afin d’obtenir du travail supplémentaire. Cette année-là, il n’avait emmené que ses cinq plus jeunes enfants. Nizar, son fils aîné, faisait des étude d’ingénieur en Syrie et son frère cadet effectuait son service militaire obligatoire. Abu Nizar n’était pas sûr de l’endroit – peut-être ici au Liban.

Nous parlâmes de la zone humide. La famille aimait y venir au printemps. Il y avait du travail et ils appréciaient également l’air frais et sain, les montagnes et la verdure luxuriante pour leur cheptel. Toutefois ils n’aimaient pas venir en automne. Abu Nizar expliqua que depuis les années de guerre, des troupeaux de milliers de moutons et de chèvres descendaient jusqu’à cette oasis de verdure dans une région asséchée par un long été chaud et sec. Tout était mangé ou piétiné sous une multitude de sabots. Les mares, depuis longtemps asséchées, drainées par les pompes à eau installées pour irriguer les champs, n’étaient plus que des cuves poussiéreuses attendant impatiemment les pluies de l’hiver.

Je remerciai mon hôte chaleureux pour le café et suivis l’un des nombreux sentiers de chèvre afin de revenir à la source d’origine des marais. En utilisant comme tremplin les roches calcaires fissurées qui parsemaient les méandres de la rivière, je parvins aux  petites fontaines qui alimentaient un long bassin étroit, réservoir temporaire sur le parcours des crues vers le cœur de la zone humide. Une écluse, depuis longtemps brisée, témoignait d’un ancien système de contrôle de l’eau. Bien qu’abandonnée, la rivière canalisée acheminait toujours beaucoup d’eau vers l’Est sous une allée de platanes, la plupart brisés ou manquants, telle une rangée de dents négligées.

Les débuts n’avaient pas été prometteurs. Je trouvai une roche confortable et m’assis dans l’espoir d’observer quelques oiseaux nicheurs au crépuscule. À la différence du pique-nique de cet été, il ne s’était pas passé grand chose du côté des oiseaux cet après-midi. Mon carnet n’indiquait qu’une poignée d’espèces : des traquets et gorgebleues à miroir en hivernage, la migration précoce des rousserolles turdoïdes et phragmites des joncs, le vanneau et la foulque. C’est peut-être à cause de ce manque d’oiseaux que je n’avais pas non plus rencontré de chasseur, malgré le bruit de tirs à proximité. Mais à ce moment où je contemplais, assis, le scintillement maintenant gris de l’eau, les bruits de chasse et des voitures passant occasionnellement sur la route à l’arrière étaient couverts par la cacophonie du coassement de milliers de grenouilles.

Soudain, des bruits de basse-cour se détachèrent des cris d’accouplement des amphibiens. M’attendant à voir des oies près des tentes des bédouins, je réalisai bientôt que ce raffut provenait d’en haut alors qu’une volée d’une centaine de grues passait au-dessus de ma tête. A peine avais-je gribouillé quelques chiffres sur mon carnet que mon attention fut attirée par une douzaine de pélicans qui, élégants malgré leur imposante stature, se posèrent silencieusement sur l’eau. Alors que le rideau du crépuscule hivernal tombait lentement sur la zone humide, d’autres volées arrivèrent pour nicher;  quelques 200 grues supplémentaires à environ 1,5 km vers l’Est et peut-être 50 pélicans de plus, à bonne distance du premier groupe. Trente cigognes, probablement blanches, mais comptant peut-être quelques noires parmi elles, se posèrent à proximité. Juste en face des arbres, la splendeur solitaire d’un aigle criard se dévoila furtivement dans un lent battement d’ailes avant de disparaître dans l’obscurité.

C’est alors qu’un son discordant interrompit la tranquillité du soir. Une volée saccadée de balles surgit de derrière l’allée; le son typique des mitrailleuses vint éventrer la dernière volée de cigognes blanches qui tentaient de se poser dans les roseaux. Des formes pesantes dégringolèrent du ciel, mais la majorité du groupe s’envola à l’unisson et, dans une grâce extraordinaire, s’éleva au-dessus du carnage, dans la brume du soir qui arrivait de l’Est. D’autres explosions provenant des AK-47 balayèrent le brouillard et les roseaux alors que les chasseurs invisibles se rendaient compte qu’ils avaient fait fuir la plupart de leur butin. Bouillonnant de colère, je savais qu’il était sage de partir. Je n’étais pas en sécurité ici. Alors, criant de toutes mes forces pour avertir les chasseurs armés que les marais ne cachaient pas seulement des oiseaux, je courus en direction de la voiture, distinguant à travers l’obscurité grandissante les silhouettes arranchant les ailes des cigognes mortes et chargeant leurs corps ensanglantés à l’arrière d’une jeep de type militaire.

Sur la route du retour, encore sous le choc, je réalisai que la zone humide d’Aammiq était une métaphore du Liban dans son ensemble. Une beauté surprenante, une hospitalité chaleureuse, une source débordante de vie, mais qui pouvait disparaître subitement en appuyant sur la gâchette.

Il s’agit du deuxième de six extraits du livre Cartes postales du Moyen-Orient écrit par Chris Naylor et publié aux éditions Lion Hudson en mars 2015. Vous pouvez en commander une copie sur le site Web des éditions Lion Hudson.

Traduction: Isabelle Fratani / Valérie Coudrain

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Catégories: Cartes postales
Sur Chris Naylor

Avant de rejoindre A Rocha, Chris s’est forgé une large expérience dans l’enseignement des sciences et la gestion d’écoles au Royaume-Uni et au Moyen-Orient, un parcours durant lequel il étudia également à l’Institut Biblique et apprit l’Arabe (en Jordanie). Il a rejoint l’association A Rocha en 1997 et occupé jusqu’en 2009 le poste de Directeur d’A Rocha Liban, dont il est le cofondateur. Il supervisa le programme de restauration de la zone humide d’Aammiq, le développement du projet d’éducation à l’environnement et le programme scientifique d’études de terrain qui a permis d’identifier 11 nouvelles zones d’importance pour la conservation des oiseaux. Depuis avril 2010, il occupe le poste de Directeur Exécutif d’A Rocha International et est basé à Oxfordshire. Son livre, Cartes postales du Moyen-Orient : Comment notre famille s’est prise d’amour pour le monde arabe, a été publié aux éditions Lion Hudson en mars 2015.

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